Ce blog est dédié au tanttra. Un autre, l'Atelier mystique, est consacré à la mystique. Cependant, il y a des résonances.
Voici un texte de Madame Guyon (France, XVII7 siècle) qui évoque le camatkâra, la délectation émerveillée qui est l'essence de la conscience, et donc de toute expérience :
"Lors donc que l’on est ainsi enfoncé en soi-même et vivement pénétré de Dieu dans ce fonds, lorsque les sens sont tous ramassés et retirés de la circonférence au centre (ce qui donne un peu de peine au commencement, mais qui est aisé dans la suite, ainsi que je dirai), lors, dis-je, que l’âme est de cette sorte ramassée en elle-même, qu’elle s’occupe doucement et suavement de la vérité lue, non en raisonnant beaucoup dessus, mais en la savourant, excitant la volonté par l’affection plutôt que d’appliquer l’entendement par la considération, l’affection étant ainsi émue, il faut la laisser reposer doucement et en paix, avalant ce qu’elle a goûté. Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s’en nourrirait pas, quoiqu’elle en eût le goût, si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l’affection est émue : si on veut la mouvoir encore, on éteint son feu, et c’est ôter à l’âme sa nourriture. Il faut qu’elle avale, par un petit repos amoureux plein de respect et de confiance, ce qu’elle a mâché et goûté. Cette méthode est très nécessaire et avancerait plus l’âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années." (Le Moyen court, II)
Il y a des instants où la pensée se tait, où l'on ne sait plus très bien si l’on contemple ou si l’on est contemplé. Quelque chose s'arrête — ou plutôt, quelque chose commence. On ne cherche plus Dieu. On le goûte.
Madame Guyon, dans Le Moyen court, décrit cette expérience avec une grâce qui touche au silence lui-même. Et ce qu'elle révèle là, à travers des mots doux et profonds, entre en résonance inattendue avec une notion au cœur du Tantra non-duel du Cachemire : camatkāra, l’émerveillement extatique de la conscience.
Deux traditions. Deux langues. Un même secret.
Une voie de douceur :
Madame Guyon nous parle d’un moment délicat et subtil. L’âme se retire au-dedans, les sens se calment. On lit un passage des Écritures, non pour l’analyser, mais pour le savourer. Puis, quelque chose s’éveille. Une affection intérieure, une chaleur douce, une émotion tendre.
Et alors vient ce qu’elle appelle le repos amoureux : ne plus remuer cette affection, ne pas chercher à la rallumer encore. Il faut laisser l’âme avaler ce qu’elle a goûté, comme on cesse de mâcher un fruit pour en recevoir les sucs.
Elle écrit :
"Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s’en nourrirait pas [...] si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l’affection est émue."
Ce n’est pas la volonté qui nourrit. C’est l’abandon.
Pas l’analyse. Mais la saveur.
Camatkāra : la surprise de la conscience
Dans le Tantra du Cachemire, cette saveur a un nom : camatkāra (चमत्कार). "Faire tchamat", son de la langue qui se délecte.
Littéralement : émerveillement, ravissement, saisissement joyeux.
C’est l’instant où la conscience se reconnaît dans ce qu’elle perçoit, et s’en émerveille. Le monde n’est plus extérieur : il est nous. La pensée se dissout dans un silence lumineux, et ce silence goûte sa propre saveur.
Camatkāra n’est pas un feu d’artifice. Ce n’est pas une extase spectaculaire. C’est un sourire muet du cœur, un frisson doux dans le dos, un regard soudain sur le ciel qui nous rappelle que tout est déjà là.
En somme, le Tantra enseigne que :
« Lorsque la conscience s’étonne d’elle-même, elle est libre. »
Deux langages, une même lumière :
Là où Madame Guyon parle de repos amoureux, les maîtres tantriques parlent de visrānti, le repos dans le Soi.
Là où elle invite à avaler la saveur, le Tantra dit, en substance :
« Savoure le monde comme toi-même. »
Dans les deux cas, ce qui est sacré, ce n’est pas ce que l’on pense, ni ce que l’on fait. C’est ce que l’on laisse advenir.
L’éveil ne se gagne pas. Il se reçoit.
Et cette réception passe toujours par un moment de bascule : quand on cesse d’agir, de vouloir, de contrôler — alors quelque chose agit en nous. Une paix. Une joie sans cause. Un étonnement si profond qu’il en devient silence.
Une mystique incarnée :
L’union divine, pour Madame Guyon, n’est pas une abstraction. Elle se vit dans le corps, dans l’affection, dans une forme d’extase douce.
De même, pour les yoginīs tantriques, le divin est saveur, vibration, émerveillement du cœur.
On peut goûter Dieu dans une prière. Mais aussi dans une fleur. Un mot. Un souffle. Un instant de fatigue.
Et c’est peut-être cela, au fond, le vrai point commun entre ces deux voies :
Une mystique incarnée, simple, joyeuse. Une voie de saveur.
Pour conclure : rester là, sans rien faire
Madame Guyon nous dit :
« Cette méthode est très nécessaire, et avancerait plus l’âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années. »
Le Tantra répond que camatkāra est l’éclair de reconnaissance par lequel la conscience se reconnaît et se libère.
Rien d’autre à faire que rester là, comme on s’assied à l’ombre d’un arbre. Laisser la saveur descendre. Ne plus penser. Se reposer dans l’émerveillement.
Et peut-être, dans ce silence, dans ce rien, dans ce fond —
goûter enfin Quelqu’un.
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