Sentez-vous ce tremblement ? Ce frémissement ? Cette pulsation ?
La "conscience" (ce grand mot) est un tremblement.
Un champ vibrant, à la fois calme et en mouvement.
C’est elle la "terre divine" dont parlent les Yoginî :
un espace sans bord, à la fois le lieu du monde et sa substance intime.
En elle, tout se déploie — les formes, les pensées, les corps, les amours, les séparations —
et en elle tout se résorbe comme les vagues reviennent en l'océan.
La conscience est le corps vivant de Dieu.
Le monde est sa cristallisation.
Elle est cette Déesse originelle qui porte en son sein le monde entier,
et pourtant garde la taille fine : légère, libre, insaisissable.
Incarnée et invisible.
Elle ne choisit pas entre l’apparition et la disparition,
entre le plein et le vide,
elle est l’unité de tout cela.
C’est pourquoi elle est douce ET redoutable,
féconde, bavarde et silencieuse.
Elle enfante le monde dans un cri de joie,
et le reprend dans une étreinte, d'un coup de langue.
La Yoginî dit : « Puisse la Puissance de Shiva vaincre la masse des nuages qui l’entravent. »
Les nuages, ce sont nos confusions, nos peurs, nos doutes —
les mouvements de l’esprit qui nous séparent de notre propre lumière. Le péché, comme disent certains.
Mais ces nuages aussi font partie du jeu :
ils sont le voile que la conscience jette sur elle-même pour se reconnaître.
Sous eux, la lumière ne faiblit pas.
Elle attend, patiente, dans le sanctuaire intérieur.
Ce sanctuaire n’est pas ailleurs : il est en nous.
C’est le corps — ce temple vivant où la Déesse danse sans arrêt.
Les anciens l’appelaient Uḍḍiyāna, le royaume du souffle,
le pays des fées, le pays de l'envol.
Là, entre le cœur et le bas-ventre,
palpite la connaissance la plus haute,
une connaissance non pas apprise, mais vécue :
une gnose ardente, charnelle, lumineuse.
C’est elle, la sagesse féroce des sorcières:
non pas la lutte contre soi,
mais l’abandon absolu à la vie,
jusqu’à ce que la vie et la conscience ne fassent plus qu’un.
Vie et sens réconciliés.
La Yoginî nous parle ensuite d’un fruit :
le fruit : repos en notre essence.
Ce fruit n’est pas une récompense, ni une acquisition spirituelle.
C’est une saveur.
Une plénitude tranquille, née de la reconnaissance que tout, absolument tout,
se déploie à partir de la même source.
Cette source, c’est la Déesse primordiale — Parā Vāk, la Parole suprême.
Non pas une parole que l’on prononce,
mais une vibration première, un roulement de tonnerre silencieux
d’où jaillissent les mots, les choses, et les mondes.
Elle n’a pas de caractéristiques :
elle est pure énergie, pure clarté, pure conscience.
C’est elle que nous goûtons chaque fois que nous cessons de nommer,
chaque fois que nous restons là,
ouverts, respirants, sans chercher à comprendre.
Car le monde n’est pas une illusion :
il est un mantra vivant,
une parole incarnée que la conscience se dit à elle-même.
Chaque son, chaque forme, chaque sensation,
n’est qu’une modulation de cette vibration unique.
Le réel tout entier est une phrase divine,
une onde continue d’amour qui se reconnaît dans tout ce qu’elle touche.
Ce que la Yoginî nous enseigne ici, en ce corps,
c’est que le repos ultime ne s’atteint pas en quittant le monde,
mais en reconnaissant que le monde tout entier est le jeu de la Parole vivante,
la danse de la Déesse en nous - "je suis".
Quand on le sait — non pas mentalement, mais charnellement —
alors même les sons deviennent lumière,
les gestes deviennent prière,
et le souffle devient offrande.
Ainsi, le fruit du chemin n’est pas de s’échapper,
mais de reposer enfin dans ce que nous sommes :
la conscience même, vibrante, aimante,
pleine de monde, pleine de formes,
et pourtant infiniment libre.
Puisse ce fruit être nôtre !
Puisse chaque respiration nous ramener à cette vérité simple :
que la lumière n’est pas au bout du chemin,
elle est ce qui, depuis toujours, nous respire.
Faire retour amont.
Avant que les choses apparaissent, avant que le monde se déploie,
il y a un grondement.
"Je suis".
Pas un bruit dans l’air — un ébranlement dans la conscience,
comme un frisson de lumière qui cherche à se dire.
C’est le tonnerre des mots et des choses,
la vibration originelle qui fait naître le visible et l’invisible à la fois.
Et ce tonnerre-là, disent les Yoginîs,
c’est la Déesse.
Elle n’a pas de forme, et pourtant tout prend forme en elle.
Elle ne parle pas, et pourtant tout langage vient d’elle.
Avant que la parole ne devienne syllabe,
avant que la pensée ne devienne idée,
il y a ce murmure immense —
cette vibration subtile du vivant qui s’éveille à lui-même.
La Déesse est cela : la conscience en mouvement,
le désir qu’a la lumière de se réaliser.
Elle ne cherche pas à créer le monde —
elle le laisse simplement se répandre,
comme une onde d’amour qui se découvre en se manifestant.
Chaque mot, chaque geste, chaque respiration
est un prolongement de ce premier tonnerre.
Chaque son que nous émettons, chaque émotion, chaque regard,
est un écho du frémissement initial :
la conscience qui se goûte en train d’être.
Et c’est là que se trouve le mystère.
Car ce tonnerre, cette vibration,
ce ne sont pas seulement les mots des dieux ou des sages.
C’est aussi notre propre parole.
Notre voix, quand elle est vraie.
Notre souffle, quand il s’ouvre sans calcul.
Le tremblement de notre chair, quand elle se souvient qu’elle est divine.
Dans le shivaïsme du Cachemire, on dit que la parole (vāk) se déploie en quatre niveaux :
la suprême, la cachée, la médiane, et l’articulée.
Mais ce ne sont pas quatre plans séparés —
ce sont les pulsations d’un seul souffle.
La parole suprême (parā-vāk) est la source silencieuse,
la pure vibration, sans son ni forme.
La parole cachée (paśyantī) est l’éclair de la vision,
le moment où la conscience pressent le monde.
La parole médiane (madhyamā) est le flux du sens discursif,
le mouvement intérieur qui cherche à se dire.
Et enfin vient la parole articulée (vaikharī),
celle qui devient son, corps, nom, regard, mouvement.
Mais à chaque instant, la racine est la même :
le grondement d’amour qui fait exister.
Alors, lorsque nous parlons,
lorsque nous respirons,
lorsque nous touchons,
nous rejouons le déploiement du monde.
Le verbe devient chair, la chair devient lumière.
La parole n’est plus un moyen — elle est un acte de création.
Elle n’est pas ce que nous disons,
elle est le fait même d’être vivant et conscient.
Ce « grand flot du courant divin » que chantent les Yoginîs,
c’est cette Onde primordiale qui se fait monde,
puis silence, puis monde à nouveau.
Une vague qui n’a ni origine ni fin,
et dont nous sommes les éclats.
Nous sommes les syllabes de cette grande Parole,
les modulations du souffle unique qui dit :
Je suis.
Je suis cela.
Je suis tout.
Et quand cette reconnaissance s’approfondit,
quand on sent dans le corps la résonance de cette parole vivante,
alors le monde tout entier devient un chant.
Non pas un chant religieux, mais un chant de présence.
Le vent, les battements du cœur, le cri d’un enfant,
le silence entre deux respirations —
tout cela devient le langage de la Déesse.
Elle parle en nous,
elle se parle à travers nous,
et, dans cet échange infini,
il n’y a plus de séparation entre le mot et la chose,
entre le son et le sens,
entre le corps et la lumière.
Tout est dit.
Tout est entendu.
Et dans cette écoute sans objet,
dans ce silence vibrant qui contient tous les bruits,
on goûte enfin le fruit dont parlait la stance :
le repos dans notre essence.
D.
Si cela résonne en vous, je vous invite à venir communier ensemble à la journée du 29 novembre.